#8 Critique - Euphoria 💊🤩
Addiction - Relations compliquées - LGBTQ+ - Ambiance clipesque - Adolescence - Deuil - Violence - Acceptation de soi - Trafic de drogues
C’est le retour des sorties d’épisodes à la semaine ! Quel plaisir de renouer avec l’attente, d’imaginer les prochaines péripéties de nos personnages favoris, de pouvoir en discuter entre amis en étant tous au même niveau. Un bonheur qui rappelle les grandes heures de Game of Thrones, et c’est donc sans surprise à HBO qu’on le doit, chaîne du câble américaine qui n’a pas cédé au mode de diffusion à la Netflix et c’est tant mieux. Cela permet aussi à la série d’être un phénomène pendant près de deux mois et non juste dix petits jours avant d’être remplacé en page d’accueil de la plateforme par une autre. Preuve en est, Euphoria fut le sujet le plus discuté sur Twitter de la dernière décennie et le dernier épisode a réalisé des records d’audience sur HBO max, doublant les chiffres de sa première saison.
Vous l’aurez compris, je me réjouis du succès populaire croissant d’Euphoria, une série clivante comme on les aime qui reviendra pour une troisième saison… en 2024. Tout comme Sex Education -que je vous recommandais déjà ici- ce teen drama n’est pas réservé aux ados, (très) loin de là. Pour ceux qui n’ont pas encore vu la série, je vous la recommande chaudement tant elle est une œuvre hypnotique, poétique et sans détour. Disponible en France sur OCS.
Je préfère prévenir : quelques spoilers se glissent dans l’analyse ci-dessous, les premiers paragraphes de chaque partie en étant dépourvu, pour vous faciliter la lecture.
Alors qu’est-ce que ça raconte ? 👀
C’est une rentrée des classes presque comme les autres pour notre protagoniste Rue -tout juste sortie de cure de désintox après une overdose qu’elle tente de dissimuler. La série retrace son dure combat face à l’addiction au moment où la belle Jules fait son arrivée dans son lycée de banlieue américaine.
La série s’intéresse à un paquet d’autres étudiants à la vie presque aussi tumultueuse. Drogue, sexe, soirées, amour, et aussi quelques cours. Tout est sujet aux excès. Comment s'accepter à cet âge violent et sans pitié dans un monde qui l'est d'autant plus ? Euphoria peint ainsi la sombre fresque d’une génération en proie aux dérives de la société américaine.
I. Euphoria : la déconcertante mais incarnée 💉😧
Ce que j’aime chez Euphoria c’est que la série n’y va pas par quatre chemins. Elle parle de manière cash et authentique de nombreux sujets sensibles au travers de son ensemble chorale. Ames sensibles s’abstenir, car eux ne le feront pas. Les traces de drogue, les phallus de toute forme et les cassages de crâne (au sens propre comme figuré) sont légions. Mais ce n’est pas provocateur, glorificateur ou tapageur. Non la série a réellement des choses à dire sur l’addiction aux drogues, sur la violence -physique et psychologique-, sur plein de sujets durs, bien plus toxiques et gris que l’image manichéenne qu’on peut en avoir. Et la série les traite à sa manière : sans conte moral, de par des personnages singuliers, faussement clichés, qui mettent à mal l’existence de la méritocratie. Euphoria dénonce en toile de fond des systèmes défaillants en mettant en scène les sentiments parfois contradictoires qu’éprouvent les protagonistes. Et elle n’a pas peur de le faire aussi sur plusieurs générations, incluant au fil des épisodes les parents de nos adolescents, quelques fois leurs grands-parents. Long d’une heure, les épisodes sont très denses et les sujets s’épaississent à mesure qu’ils s’enchaînent. Le rendu reste pourtant ultra fluide, grâce à une utilisation bienvenue de la voix-off de Rue, qui narre longuement les épisodes, notamment leurs débuts, donnant cohérence à cet ensemble hétérogène et fouillis.
C’est d’ailleurs l’une des grandes forces de la série, jouer avec le format sériel pour naviguer au mieux dans ces sombres thématiques. En première saison, chaque épisode s’ouvre sur Rue qui narre la vie d’un personnage de sa naissance ou son enfance jusqu’à aujourd’hui, via une problématique charnière déjà connue du spectateur, mais mis en lumière différemment. En variant les regards, en partageant son point de vue omniscient, notre opinion change doucement. Ainsi le dealer gagne un cœur et la brute nous peine. Les personnages ne changent pas radicalement, le père oppresseur n’en devient pas moins détestable, mais ces longs flashbacks restent déchirants, symptômes d’un cycle de la violence dur à rompre. On comprend, sans vraiment tolérer. Pas de place pour la morale dans ce monde brutal. Ou du moins elle s’applique à la société plutôt qu’aux êtres qu’elle voit naître. Par exemple dans le premier épisode spécial de la série, sorte d’entracte covid-friendly entre les deux saisons, on assiste à un impressionnant dialogue d’une heure entre Rue et son sponsor des narcotiques anonymes, relatant la lutte contre l’addiction bien sûr mais aussi du capitalisme, du pouvoir des grandes marques et du rôle invisible mais participatif que l’on joue tous. Une tirade glaciale, fataliste, dénonçant un cercle vicieux. L’addiction somme toute.
Car c’est bien ça le sujet principal : l’addiction. Aux drogues bien sûr mais pas que, avec cet exemple d’une société incapable de ralentir sa consommation. Et si certains taxent la série de célébrer les drogues dures, je crains qu’ils n’aient rien compris. Sam Levinson, créateur de la série, parle de son expérience personnelle au travers de Rue, de ses problèmes d’addiction à l’adolescence, sa lutte contre ceux-ci, éternelle certainement. Et pour la comprendre il faut retranscrire ces moments euphorisants, cette jouissance que procure ces substances interdites. Et la série le fait merveilleusement bien, connue pour son superbe esthétisme, ses jeux de lumières, ses néons colorés, sa musique enivrante, sa capacité à retranscrire de manière audiovisuelle une montée. Car c’est cette liberté transcendantale qui finit par créer un besoin physiologique. Sam Levinson livre l’expérience complète de l’addiction, avec une pédagogie déconcertante. Expliquant les trucs et astuces pour tromper les tests, sa famille, ses proches. La manipulation que le manque entraine, la facilité de se procurer ces pilules, la descente aux enfers inévitable. C’est triste, mais Euphoria est une histoire vraie (cf 👇Quelles séries à regarder après ça ?) qui raconte des combats difficiles mais humains.
II. Euphoria : l’audacieuse et artistique ✨🎠
C’est peut-être l’élément le plus différenciant de la série : sa dimension artistique, devenue phénomène tant elle est singulière et plurielle. Et ce n’est pas sans raison. On voit la série de par Rue, qui affabule les péripéties de ses voisins de classe, leurs failles et traumatismes passés, sans pour autant en oublier les siens. Une douleur infinie, quotidienne. Qui n’a d’autres remèdes que l’envie de se détacher du réel, s’évader. L’envie de fuir, qui devient même un projet pour notre couple protagoniste. Les scènes s’enchaînent justement comme dans un rêve, avec une fluidité surréaliste qui vient courber notre espace-temps. Les nombreux et impressionnants travellings réalisés défient toutes les lois de la gravité. Ombre et lumière se cherchent constamment. L’ambiance résolument clipesque renforce l’expérience que procure Euphoria. Une série contemplative qui se nourrit de tous les arts possibles, même ses maquillages uniques sont devenus iconiques. Une beauté poétique, mélancolique.
La frontière entre réel et fiction est poussée jusqu’à l’extrême à de nombreuses reprises, la série épouse son côté méta et psyché lorsque Rue fait tomber le quatrième mur -c’est-à-dire qu’elle s’adresse directement à nous spectateurs, lorsqu’elle parle d’elle-même en pleine conscience d’être un personnage inventé. Rue devient notre professeur pour addict en expliquant toutes les ruses et techniques pour passer incognito et continuer de se livrer à ses affaires, le tout non sans humour, tentant de rendre ses manipulations ludiques, cherchant explicitement l’appréciation de son audience. De même avec la sublime pièce de théâtre de Lexi (au budget incommensurable) qui voit jouer en parallèle les scènes vécues et celles écrites. Un parallèle troublant et puissant sur lequel s’achève la saison deux, en parfaite apothéose. Enfin même les scènes rapportés par Rue sont remises en cause lors de son épisode spécial, où elle confesse à Ali ne pas s’être tatouée l’intérieur de la lèvre, que ce n’était qu’une velléité. Une contradiction affirmée par le showrunner lui-même, alertant sur la fiabilité relative de notre narratrice.
Euphoria ne cesse donc d’impressionner en repoussant les limites des drames habituels. Son audace épouse justement le format sériel en variant son rendu d’un épisode à l’autre. D’une part la série propose une succession de scènes courtes, de plans rapides et musicaux. De l’autre elle propose un dialogue de 60 minutes comme intrigue d’un seul chapitre. Puis elle s’improvise thriller haletant et terriblement anxiogène dans l’épisode 5 de la saison 2, qui démarre sur une dispute familiale destructrice et termine en course poursuite intrépide. Un virage ponctuel impensable après l’épisode 3, rempli d’humour avec ses dialogues de groupes où les punchlines pleuvaient et les scènes absurdes fusaient, comme lorsque Lexi donne une interview télé sur son rôle de showrunneuse, point culminant des inventions rocambolesques et méta d’Euphoria. Des paris osés, que la série peut se permettre car elle peut s’appuyer sur des personnages forts et touchants, qui la portent à travers toute épreuve.
III. Euphoria : la déchirante, l’humaine 😭🤼
Comme Sex Education, la série s'intéresse à une bande de lycéens modernes, en embrassant les codes de la nouvelle génération, en acceptant l'importance des réseaux, de l'image, en acceptant leur sexualité, leur identité, leur quête de sens, en témoigne la représentation quasi banalisée du personnage transgenre de Jules. Mais contrairement à son homologue britannique, Euphoria est bien une tragédie fataliste et poétique, où les personnages sont prisonniers -on l'a dit- d'un jeu dangereux, voire mortel. Et cette issue obscure pèse sur Rue mais aussi sur tous ses proches, sa mère, sa sœur. Et pour bien comprendre ce qui rend la série déchirante, c'est qu'ici on ne cherche pas le responsable de sa situation. On voit une adolescente avec un métabolisme plus sensible aux addictions, en train de se détruire en essayant de se libérer de la douleur de la mort d'un parent.
Sam Levinson se permet de mettre en scène la mort du personnage, sa cérémonie accompagnée d'une musique grave. Une fin que certains refusent de voir comme inévitable, mais ce n'est pas si simple. La douleur de Rue est plurielle, elle provient d'un deuil mais elle devient le manque des substances, et celui-ci lui donne la force de dire toutes les pires choses à ceux qui se mettent en travers de son chemin. Les scènes de disputes sont criantes, larmoyantes, mêlant encore une fois, vrai et faux, tout pour s'en sortir, des remarques acerbes, acides, qui peinent à cicatriser et appuient dans la plaie (ou en créé une s'il le faut) de sa famille d'abord, de Jules et ses amis ensuite, de son sponsor enfin. C'est peut-être ça le pire, ces scènes si déchirantes qu'elles donneraient presque envie que le combat de Rue s'achève.
Ce n'est donc pas compliqué de mettre de l'huile sur le feu et c'est terrible tant on finit par apprécier l'ensemble du casting -à quelques exceptions près évidemment. Car contrairement aux apparences, ils n'ont pas si mal tournés. Imparfaits, c'est certain, ils ont surement fait du mieux qu'ils pouvaient. Et la justesse du jeu des acteurs et actrices nous fait craquer. On ne peut pas rester de marbre devant la sincérité de Fezco, la détresse de Maddy, l'obsession de Cassie, la frustration de Cal, les errances de Kat et même la colère de Nate. Et si la série renvoie autant d'émotion c'est qu'elle a savamment réussi à nuancer leurs caractères, à contribuer à leur développement, en variant leur mise en lumière. En plus de scènes dites classiques, ils sont consciemment introduits par les portraits intimes narrés par Rue -qui on l’espère reprendront plus assidument en troisième saison. Les personnages sont également sublimés dans de nombreuses séquences musicales (cf 👇 la playlist en atout charme) dans lesquelles la série excelle, notamment lorsque se déroulent plusieurs scènes en parallèle, rendant poreuse la frontière entre des émotions souvent complémentaires de chaque plan mais parfois opposées. Un procédé sublimé dans les derniers épisodes de la seconde saison, où fiction et réalité s'alternent en symbiose dans la représentation de la pièce de Lexi. C'est amplement maitrisé, quasi méta et certainement cathartique. Bon j'ai dit cathartique, je crois que je peux m'arrêter là.
Pour conclure 💥
Si Euphoria résonne autant c'est bien parce qu'elle perturbe, la série s'aventure sur des terrains inédits, avec des personnages complexes, aux développements inattendus, loin des productions habituelles. Et face à une réalité si dure elle tente de s'évader. Ce n'est pas un hasard qu'elle soit aussi poétique, esthétique, contemplative. Euphoria est donc un plaisir autant qu'une douleur, celle de voir à l'écran une tragédie dont l'ensemble des personnages tentent de sortir, avec les moyens du bord. Pas facile quand on a quinze ans de faire le deuil d'un père décédé, d'un corps qui n'est pas le sien, d'une relation toxique dont on peine à se défaire. C'est un bouillon d'émotion qui déborde quand on s'y attend le moins. Une œuvre créative, innovante, débordante d’ambitions, qui mérite d'être le phénomène qu’elle devient. Elle est d’une intensité rare qui rappelle la puissance de l’impeccable mini-série I May Destroy You -également disponible sur OCS et qui mérite tout autant de succès.
Les noms à retenir 📝
Zendaya : actrice principale de la série en passe de devenir une des icones de sa génération. Egalement chanteuse, mannequin, déjà productrice, cet artiste talentueuse est une véritable ambassadrice de la série et sa performance a été très justement récompensé par un Emmy de la meilleure actrice en 2020 pour la première saison (l’équivalent des Oscars pour la télé). Devenant ainsi la plus jeune femme à remporter cette catégorie. Fort à parier qu’elle récidivera en 2022.
Sam Levinson : créateur de la série -également scénariste et réalisateur. Une triple casquette assez rare et très souvent gage de qualité. C’est donc le génie qui se livre sur ses addictions adolescentes comme il l’avait déjà fait dans son formidable film Another Happy Day, à rajouter à votre watchlist.
Labrinth : le génie musical d’Euphoria. Chanteur compositeur et producteur britannique, connu pour un premier album à succès en solo puis en groupe avec LSD (acronyme pour Labrinth, Sia et Diplo), et qui signe ici une bande originale singulière et populaire qui fait partie intégrante de l’univers de la série.
L’atout charme : la bande son 🎧
Qu’elle provienne des compositions originales de Labrinth ou de tubes plus ou moins connues des décennies précédentes, voici un aperçu des pépites qui accompagnent les plus beaux visuels des épisodes.
INXS Mystify - Never tear us apart, Migos Narcos, Depeche Mode Never let me down again, Arcade Fire My body is cage, Bronski Beat Smalltown boy, Doja Cat Juicy, Gerry Rafferty Right down the line, Futuro Pelo Swamp, Noah Cyrus Live or die, Drake Nonstop, Santigold Run the road…
(en bonus une petite playlist faite maison)
Quelles séries regarder après ça ?
Dopesick 💊💸
C’est en quelque sorte la face B parfaite à Euphoria. Dopesick permet de comprendre l’ampleur de cette crise des opioïdes aux Etats-Unis dont Rue est une énième victime. Ici l’enquête est menée par des procureurs et des agents du DEA qui épluchent laborieusement les manigances et manipulations du labo Purdue Pharma, la société américaine à l’origine de l’ocytocine. Une quête de pouvoir et de richesse qui n’a qu’un prix : celui de nombreuses familles et communautés déchirées, celui d’une santé publique bafouée.
Une mini-série dispo sur Disney+, retraçant cette terrible histoire vraie qui sévit encore. Parfois dure à suivre, Dopesick est remarquablement interprétée et très bien écrite, permettant de comprendre les enjeux à différents niveaux, avec un focus sur les docteurs et les vendeurs pharmaceutiques sur le terrain qui ont contribué sans (tous) s’en rendre compte à l’essor de cette drogue qui a éhontément créé sa propre demande… Terrifiant. A regarder absolument !
Généra+ion 🏳️🌈💏
Cette fois c’est une autre série coup de cœur que je vous recommande, pour ceux qui souhaitent retrouver une bande de potes queer et woke dans un lycée de Californie. L’ambiance sera résolument plus joyeuse, bienveillante, des millenials fiers et en pleine découverte de leur libido. Le pitch vous parait familier ? Pourtant le rendu change ! On est là dans une pure dramédie où un vrai groupe de pote est en construction, pour une fois. Généra+ion varie les points de vue, n’hésitant pas à rejouer certaines scènes pour valoriser tout son casting choral et diversifié. C’est rafraichissant de voir ces personnages LGBTQ+ être les cool kids de l’établissement, fini la honte. Un vrai plaisir qui malheureusement ne connaitre qu’une seule saison, disponible en France sur Canal+.
Nino dans la nuit, 📖🎊 de Simon Johannin et Capucine Johannin
Côté librairie cette fois, avec ce deuxième roman de Simon Johannin dont l’essence s’approche d’Euphoria. Les protagonistes sont à peine plus âgés, vivant dans un Paris de fête, de liberté mais de misère. Nino enchaîne soirées sombres et jobs de merde qu’il décrit avec ses mots, un mélange insolant et charmant d’insultes trashs et d’envolées lyriques. S’il ne se souvient pas toujours de ses soirées, les passages où il raconte ses défonces non sans poésie et le premier chapitre sont mémorables. Un roman qui change de par le langage quasi parlé de son héro, un mec qui s’en bat un peu trop les c* de tout sauf de la belle Lale et de son pote Malik. Bonne lecture à tous !
Prochain épisode » Recommandation du documentaire Orelsan : Montre jamais ça à personne
J'ai pensé que la nouvelle saison était beaucoup moins forte que la première, sauf les épisodes de Lexi. Merci pour les conseilles après Euphoria!